7. MORTELS. 14 ANS
La cité d’Olympie, capitale de l’île d’Aeden, resplendit dans la nuit fraîche. Quelques grillons font résonner leurs chants dans l’été sans fin. Des lucioles dansent autour de l’orbe des trois lunes. Une odeur de mousse signale que les végétaux appellent la rosée du matin.
De retour dans ma villa, je suis encore sous le charme de la muse Thalie. Créer, avec à mes côtés une femme qui m’inspire, est une expérience nouvelle et passionnante.
Je me ressource dans mon bain, lavant mon corps et mon esprit de toutes les souillures extérieures. Tant d’événements me bouleversent sur cette île qu’il importe de les effacer régulièrement pour réussir à leur échapper. Je craignais les centaures, les sirènes, le Léviathan, les griffons, l’œil géant sorti du néant, et voilà que le charme d’une jeune artiste se révèle plus redoutable encore.
Je m’essuie, enfile une toge propre et, étendu sur mon canapé, je renoue avec l’une de mes occupations favorites : observer mes anciens clients à la télévision.
Sur la première chaîne, la petite Coréenne qui vit au Japon, Eun Bi, a 14 ans. Elle suit des cours dans une école qui enseigne l’art des mangas, ces bandes dessinées japonaises codifiées. Pour les visages, les mouvements, l’action, les standards sont précis. Il faut de grands yeux ronds, des monstres hideux, de l’érotisme soft (mais pas de vision de poils). Eun Bi est appréciée des professeurs pour ses talents en matière de couleurs et de décors sophistiqués. Elle est toujours en proie à la tristesse, certes, mais quand elle dessine, elle se sent libre et connaît même des instants de pure décontraction.
Sur la deuxième chaîne, l’Ivoirien Kouassi Kouassi apprend à jouer du tam-tam. Son père lui enseigne à faire coïncider les battements avec le rythme de son cœur pour tenir plus longtemps. Lors d’une de ces leçons, il constate qu’il peut dialoguer avec son père à l’aide de son tam-tam. Du coup, il découvre que son instrument n’est pas seulement un tambour mais un véritable moyen de communication par-delà les mots. Il frappe, il frappe de ses paumes et se sent en phase avec son père. Mais aussi avec sa tribu et ses ancêtres.
Sur la troisième chaîne, le Crétois Théotime s’est mis au sport. Il impressionne les gamines des touristes de passage en exhibant ses pectoraux. Il est doué pour la voile, le volley-ball, et depuis peu s’entraîne à la boxe.
Bref, rien que de très banal du côté de mes humains. Je m’étais tellement habitué à être le témoin de drames sur ce téléviseur que j’avais oublié à quel point, la plupart du temps, il ne se passe rien de très particulier dans une existence. On ne peut pas vivre sans cesse en crise. Pour l’heure, mes jeunes clients laissent tranquillement le temps passer et leur destin se dérouler.
On frappe à ma porte. Je noue une serviette autour de mes reins et vais ouvrir. Une haute silhouette aux longs cheveux se tient devant moi. C’est son parfum que je reconnais en premier. Aurait-elle pressenti qu’elle commençait à occuper moins de place dans mon esprit ? Elle est revenue. Une lune est posée sur son épaule.
— Est-ce que je te dérange ? demande-t-elle.
A-phro-dite. Déesse de l’Amour. La splendeur et la séduction absolues incarnées en un seul être. À nouveau je me sens redevenir un enfant. Je baisse les yeux, car l’intensité de sa beauté crée en moi comme un choc. J’avais oublié qu’elle était à ce point extraordinaire.
J’enfile une tunique et l’invite à entrer. Elle s’assoit sur le divan. Progressivement mon regard revient vers elle et apprivoise son rayonnement un peu comme si je m’habituais à fixer le soleil sans lunettes noires. Mes sens se gorgent de sa présence. Des hormones fusent dans ma tuyauterie interne. Je vois ses sandales dont les rubans d’or enlacent ses mollets jusqu’aux genoux. Ses orteils peints de larmes de rose. Ses cuisses, alors qu’elle décroise ses jambes pour soulever sa toge rouge. Je vois sa peau ambrée, sa chevelure dorée qui coule en cascade sur l’étoffe rouge. Elle bat des paupières, comme amusée par mon émotion.
— Ça va, Michael ?
Mes yeux s’imprègnent de cette vision de pure esthétique. Botticelli avait tenté de la représenter, s’il savait comment est la vraie…
— J’ai un cadeau pour toi.
Elle sort de sa toge une boîte en carton avec des trous. Quelque chose respire à l’intérieur. Je m’attends à ce qu’elle sorte un chaton ou un hamster. Mais ce qu’elle me présente est beaucoup plus étonnant.
Un cœur palpitant de 20 cm de haut avec des petits pieds, des pieds humains. Je pense qu’il s’agit d’une sculpture, mais en la touchant, elle frémit. C’est tiède.
— Un automate animé ? questionné-je.
Elle caresse le cœur sur pieds.
— Je ne les offre qu’à ceux que j’aime vraiment.
J’ai un mouvement de recul.
— Un cœur vivant ! Mais c’est… affreux !
— C’est de l’amour personnifié… Cela ne te plaît pas, Michael ? s’étonne-t-elle.
Il me semble que le cœur vivant a dû percevoir que quelque chose n’allait pas pour lui car il s’est comme crispé.
— C’est-à-dire…
Elle le reprend et le caresse comme s’il s’agissait d’un chaton à rassurer.
— Les cœurs, ça aime bien être offerts. Même s’il n’y a pas d’yeux, d’oreilles, ou de cervelle dans cette chimère, elle possède une petite conscience à elle. Une conscience de… cœur. Ça veut être adopté.
En parlant, elle s’est approchée lentement de moi. Je ne bouge pas.
— Tous les êtres ont besoin d’être aimés. Le reste n’a aucune importance.
La déesse de l’Amour s’approche et se serre fort contre mon torse. Je sens la douceur de sa peau. J’ai tellement envie de l’embrasser. Mais elle glisse son index entre nos lèvres.
— Tu sais, tu es l’homme le plus important pour moi, profère-t-elle.
Elle me caresse le front d’un geste très maternel.
— Je t’aime… mais je ne suis pas amoureuse. Pas encore du moins. Pour cela il faudrait déjà que tu résolves l’énigme.
Elle prend mes mains qu’elle commence à masser.
— Avant d’être déesse j’ai été humaine. J’avais une maman et un père extraordinaires. Ce sont eux qui m’ont appris à aimer aussi fort. Entre nous je veux quelque chose de vrai, de grandiose, pas n’importe quoi. L’amour, le vrai, cela se mérite. Si tu veux que je devienne amoureuse de toi il va te falloir accomplir des merveilles. Trouve l’énigme. Je te la rappelle : « C’est mieux que Dieu, c’est pire que le diable. Les pauvres en ont, les riches en manquent. Et si on en mange on meurt. »
Elle m’embrasse les doigts, les pose sur sa poitrine.
Puis elle prend le cœur qui paraît attendre qu’on s’occupe de lui.
— Désolée, petit cœur, il semble que tu ne plaises pas à mon ami.
Elle m’adresse un clin d’œil.
— … Ou en tout cas ce n’est pas toi qui l’intéresses.
Le cœur tremble d’émotion.
J’essaie à nouveau de la saisir mais elle se dégage.
— Si tu le veux vraiment, nous pourrions faire l’amour, c’est vrai, mais tu n’aurais que mon corps, pas mon âme. Et je crois que tu serais plus déçu qu’heureux…
— Je suis prêt à tout, dis-je.
— Vraiment tout ?
— Je sais que vous pouvez me détruire, mais même cela je suis prêt à l’accepter.
Elle me regarde, mi-amusée mi-étonnée.
— Beaucoup d’hommes sont déjà morts de chagrin, ou se sont suicidés par amour pour moi, mais toi, je n’ai pas envie de te faire du mal. Bien au contraire.
Elle respire amplement.
— Maintenant nous sommes liés à jamais. Au final, si tu te comportes bien, il y aura peut-être un grand moment d’extase entre nous.
Là-dessus elle se lève, revient, me serre contre elle, reprend son cœur vivant puis s’en va.
Je reste hébété. Puis, une idée étrange me traverse l’esprit : et si ce cœur était celui de l’un de ses amants éconduits ?
De l’un de ces êtres qu’elle « aime mais dont elle n’est pas amoureuse » ? La peau de mes joues s’empourpre. Une vraie brûlure. Jamais je n’ai ressenti une telle confusion. C’est elle évidemment qui est pire que le diable, plus forte que Dieu… et si j’en mange, je meurs.
Des coups redoublés contre la porte me font sursauter. Freddy est là, le cheveu hirsute, le visage défait. Péniblement, il articule :
— Vite. Marilyn a disparu…
Je bondis. Nous ameutons voisins et amis pour la retrouver. Nous parcourons toutes les rues, toutes les ruelles d’Olympie, des quartiers que je ne connaissais pas. Parmi les monuments et les statues, des satyres, des chérubins, des centaures fouillent avec nous les buissons.
— Marilyn, Marilyn !
J’éprouve ce même pressentiment qui m’assaillait, lorsque j’étais mortel, devant ces affiches représentant des enfants disparus, petites filles ou petits garçons artificiellement vieillis à l’ordinateur, avec dessous un numéro de téléphone pour prévenir les parents. Sur les ondes, les écrans de télévision, ceux-ci suppliaient les ravisseurs de donner des nouvelles. Et puis, on n’entendait plus parler de ces enfants, sur les murs les affichettes s’effritaient peu à peu, le temps passait, et on les oubliait.
— Marilyn, Marilyn !
Nous ratissons la ville. Alors que je suis face au grand pommier de la place centrale, un être discret se manifeste. C’est la petite chérubine que j’appelle « moucheronne ». La fille-papillon d’à peine vingt centimètres de haut agite nerveusement ses longues ailes bleues. Une fois de plus elle tente par gestes de m’expliquer quelque chose. Elle veut que je la suive. Elle m’entraîne vers les jardins du nord. Les grandes fontaines sculptées déversent leurs eaux cuivrées dans un ronronnement liquide.
— Tu sais où est Marilyn ?
La moucheronne volette par saccades. Je la suis. Étrange petit être, l’un des premiers que j’ai rencontrés en Aeden. Il faudra un jour que j’essaie de comprendre le lien qui m’unit à cette princesse-papillon.
Nous traversons plusieurs jardins. Et puis je finis par discerner une sandale qui dépasse d’un massif de glaïeuls. Dans la prolongation de la sandale, un pied féminin. Au bout du pied, une jambe, un corps et une main crispée, tendue vers le ciel. Le râle qu’émet Marilyn Monroe est plus animal qu’humain.
Je m’agenouille, la dégage, et recule devant le trou béant, encore fumant, qui déchire son ventre. Combien de fois cette âme sera-t-elle assassinée ?
L’endroit est désert. Sur les lieux, il n’y a que la chérubine et moi. Je ramasse une branche d’arbre sec et je l’allume avec mon ankh pour m’en faire une torche. Sous la lueur, le visage de celle qui fut probablement la plus célèbre actrice de tous les temps me bouleverse. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard. J’appelle à l’aide.
— Elle est ici, venez ! ici !
J’agite haut ma branche enflammée. L’actrice ouvre les yeux, elle n’est pas morte. Elle me voit, sourit et balbutie :
— Michael…
— On va te sauver. Ne t’inquiète pas, dis-je.
Je n’ose examiner son énorme blessure. Elle marmonne quelque chose en souriant difficilement.
— L’amour pour… épée, l’humour pour bouclier.
— Qui t’a fait ça ?
Sa main saisit mon bras et s’y agrippe.
— Le… Le déicide…
— Le déicide, oui. C’est qui ?
— C’est… c’est…
Elle s’arrête et me fixe de ses grands yeux. Enfin, dans un dernier soupir, elle balbutie :
— L…
Puis son regard s’éteint, sa main lâche la mienne et retombe, sa bouche se clôt définitivement.
Déjà des gens s’attroupent autour de nous et Freddy est là, étreignant la dépouille de sa compagne.
— NOOOONN ! ! !
Entre ses bras, elle n’est plus qu’une poupée de chiffon.
— Elle a eu le temps de te donner le nom de son assassin ? me demande Raoul.
— Elle n’a prononcé qu’une lettre, « L », et encore, je ne sais pas si elle a dit « el » ou « le ».
— Comme Bernard Palissy… il avait dit lui aussi « L »…, remarque Mata Hari.
Raoul soupire :
— « Le », ça peut être n’importe quoi. « Le » diable, « le » dieu de la Guerre. Et si c’est « elle », c’est peut-être une femme.
— « El », c’est aussi le nom de Dieu en hébreu, remarque Georges Méliès.
— Et si c’était « aile » ? propose Sarah Bernhardt.
Il est étrange que la disparition de Marilyn ne me touche pas davantage. Peut-être que depuis la perte de mon mentor, Edmond Wells, j’ai admis l’idée que, les uns après les autres, nous finirions tous tués. « Ici-bas rien ne dure »…
— Décompte : 84 - 1 = 83. Nous ne sommes plus que 83 élèves en lice. À qui le tour, maintenant ?
C’est Joseph Proudhon qui a parlé. Nous ne lui prêtons même pas attention.
— Cherchons un dénominateur commun à toutes les victimes, suggère Mata Hari.
— Facile, déclare Raoul. Ce sont régulièrement les meilleurs élèves qui se font assassiner. Béatrice, Marilyn… Elles étaient dans le trio de tête quand elles ont été frappées.
Qui aurait intérêt à tuer les bons élèves ?
Les mauvais, répond aussitôt Sarah Bernhardt en désignant l’anarchiste français qui s’éloigne sans marquer la moindre affliction.
Alors que j’étais encore mortel, dans ma dernière chair sur Terre 1, je me souviens d’une classe, au lycée, où un groupe des plus mauvais élèves prenait plaisir à s’acharner sur les premiers de la classe. Ils les isolaient pour les frapper. Par peur d’avoir les pneus de leur voiture crevés par cette bande ou même d’être carrément agressés en plein cours, les professeurs n’osaient intervenir. Ils préféraient même donner de bonnes notes à ces trublions. C’était « le pouvoir de nuisance ». On cède pour être tranquille.
— Ou alors un bon élève qui veut à tout prix finir premier et remporter le jeu, déclare Mata Hari. Il tue tous ceux qui le séparent de la victoire finale.
Quels sont les mieux notés actuellement ?
Mata Hari se souvient du dernier podium.
— Clément Ader est en tête, suivi par moi ex-æquo avec…
— Proudhon, dit Raoul.
Le nom de l’anarchiste résonne dans nos esprits. Il avait l’air peu touché lorsqu’il a lâché : « Décompte…».
— Non, ce serait trop facile de l’accuser, rétorque Georges Méliès. Il élimine les autres joueurs dans la partie, pourquoi prendrait-il le risque de les tuer en dehors ?
Un brassement d’ailes, au loin, nous fait lever la tête. Athéna chevauchant son cheval ailé atterrit, saute de son destrier, et déjà son hibou s’envole au-dessus de notre groupe. Nous nous taisons. La déesse de la Justice parle haut et fort.
— Une fois de plus le déicide nous nargue, et une fois de plus, le courroux des dieux est grand, clame-t-elle.
Elle s’approche du cadavre, alors que déjà les centaures surgissent, repoussent Freddy qui s’accroche au corps de son aimée, et se saisissent de Marilyn Monroe. Ils la déposent sur une civière et la recouvrent rapidement d’une couverture.
— Porter le monde à la place d’Atlas serait, somme toute, une punition trop douce pour l’assassin parmi vous. Atlas, finalement, s’y est habitué. Il y a pire châtiment que le sien. J’ai cherché et j’ai trouvé : le coupable aura droit au supplice de Sisyphe. Comme lui, il poussera éternellement son rocher d’un versant à l’autre de la montagne.
Une rumeur parcourt la petite assistance.
Je me souviens que jadis les nazis avaient repris cette idée de la torture par le travail inutile. Dans les camps de concentration, ils contraignaient les hommes à pousser de lourds rouleaux de béton en cercle ou à déplacer des amas de rochers pour les ramener ensuite au point de départ. Une activité, même pénible, est supportable dès lors qu’elle a un sens. Mais si on en supprime le sens…
— Vous allez avoir l’occasion d’apprécier ce châtiment de près. Vos cours magistraux sont maintenant terminés. Des professeurs auxiliaires s’adresseront désormais à vous. Sisyphe sera justement le premier d’entre eux.
Là-dessus, la déesse enfourche son cheval Pégase et repart vers le sommet de l’Olympe. Près de moi, Freddy est sous le choc de la perte de sa fiancée des étoiles. Il ne tient pratiquement plus sur ses jambes. Nous le soutenons.
— Ne t’inquiète pas, murmure Raoul, nous la retrouverons.
Le rabbin ne réagissant pas, mon ami explique qu’à l’heure qu’il est, l’actrice est probablement déjà chimère. Oiseau-lyre, licorne ou sirène, elle n’a pas quitté l’île. Ici, selon le principe cher au chimiste Antoine Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».